Episode I
Entre autres plaies qui s’abattirent sur le monde, je suis né en 1956. C’était dans un camp militaire, en territoire picard. Le premier signe en fut mon éducation à la menthe, je veux dire aux légumes kaki à tous les repas, aux yeux émeraudes de ma mère dont les paroles et les cris confinaient à la détonation, aux réflexes de mon père qui faisait son lézard devant la télé. On imagine bien comment on en vient à détester tout ce qui tire sur le vert.
Mais apprenez d’abord que je m’appelle Jean Philippe, qu’exister est un métier, et que, dans le civil, je me parle à moi-même pour tromper la solitude. D’ailleurs, ce spectacle m’encourage à user de la troisième personne pour apporter des précisions sur le parcours de votre serviteur.
Donc, J.-Ph. est le premier d’une fratrie de sept enfants, ce qui le destinait à la pédagogie. On en vit la plus haute manifestation dans les coups et les bagarres avec quelques uns de ses frères. Mais il est inutile d’insister sur cette contradiction.
Plus tard, il aima à brandir une adolescence hirsute, tout en boutons, en chimères et en interrogations. Les émotions le sommaient de questionner le chaos dans le monde. Ah, vous parlez d’un chaos ! J.-Ph. récolta les indices d’une société limbique, borderline et féroce - la nôtre - dont l’objet est de maintenir éveillé, mais d’un tout autre éveil, votre cerveau reptilien.
C’est un triomphe de la nature que d’avoir effacé l’ordre des dinosaures pour le ressusciter dans les mentalités d’aujourd’hui. Allez hop, je suis, tu es, il est, nous sommes tous des dinosaures. C’est le cas de le dire, il l’avait saumâtre. J.-Ph. tira la conclusion selon laquelle mieux valait devenir opérateur régleur sur une machine à remonter le temps. Il haletait après un rêve de fuir la société dinosaurienne.
N’importe, il débuta sa carrière sur une exploitation agricole, payé à pelleter du fumier.
Episode II
Par la suite, il se distingua par une expérience professionnelle qui évoque Shrek le vert. C’est calamiteux d’évoluer dans les marécages de l’emploi. En quelque endroit qu’il cherchât, le travail était rare et la crainte de patauger partout.
Mais J.-Ph. n’eut pas à attendre longtemps pour être employé quelque part. Parfois, il attendait ardemment la fin d’un contrat qu’il en dégotait un nouveau : livreur de journaux, épicier, veilleur de nuit, pompiste, vendeur en porte à porte, agent d’assurance, une référence en cv plein de trous. Loin de saluer la confrontation à beaucoup d’expériences, les RECRUTEURS plongeaient dans la perplexité.
Lorsqu’on affiche sur son cv des métiers disparates, on n’y met pas du sens avec de la Patafix, disaient-ils. A quoi J.-Ph. rétorquait que tout ce qui comporte des trous n’est pas obligatoirement un fromage, tant ils en grossissaient l’importance. J.-Ph. réalisa qu’il était en exil dans un monde en mouvement où viser juste apostrophe l’indétermination. Quoi faire ?
Il écrivit des livres qu’aucun éditeur ne voulut publier. Compilateur boulimique, il étudia des auteurs pour imaginer sa place au milieu de nous tous. Puis une fenêtre de tir s’ouvrit sur la création d’entreprise. C’était comme jouer à Mortal Kombat, dans la réalité. Non, son cerveau n’était pas en cours d’homologation.
Sous le règne du bon roi François Mitterand, J.-Ph. fit la part belle à l’argent, la réussite, le succès qui représentaient des valeurs. C’est ainsi qu’il vendit à son compte des bombes lacrymogènes, des judas à ménager dans une porte, des tableaux importés de Taiwan, des produits diététiques, et même une encyclopédie juridique qu’il rédigea de sa plume.
Ce temp-là portait la marque d’une faille dans la morale de J.-Ph. : il se prit pour le Dark cador des affaires. Mais parfois le sens du désastre tenait lieu d’une vertu. Un vernis de culture marketing dans la poche, il développa une compétence en matière de gagner des clients. Un jour, il trouva avantageux de lancer un service de télé-prospection, ouvrit un call center et le succès dépassa les limites d’un quartier. Muriel, sa soeur, était de l’aventure.
Quoi qu’on en pense, les neuronnes de J.-Ph. fonctionnaient. A la fin des années 80, il attira l’attention d’un cabinet d’affaires qui souhaita l’embaucher. Hérissé de diplômes et de qualifications, son nouvel employeur le prit sans vergogne et sans vert : voilà que J.-Ph. s’essaya à former des adultes. Il n’avait pas le bac.
Episode III
Ce doit être un peu cloche, J.-Ph. avait honte. Il s’acclimatait à un manque de diplômes comme à un accroc sur une cravate en soie. Ses collègues, comtes (sans comté) du conseil - des consultants - avaient pour lui le coup d’oeil que l’on daigne jeter sur les nuls. Snobé et sous l’emprise d’une revanche, il acquit en silence de l’efficacité et un style.
J.-Ph. se colletait avec l’image de quelqu’un d’atypique, moitié formateur, moitié extra terrestre. Au bout de quelques années, on en eut assez du petit bonhomme vert de l’espace. J.-Ph. fut prié de partir. On ne fit pas tonner le canon, ça, c’est sûr..
Mais l’espoir de défier le regard que l’on porte aux débiles agit sur la sérotonine (vous savez, cette molécule que le cerveau libère pour lutter contre la dépression). En 1992, on notait la présence de J.-Ph. sur les bancs de la fac à Bordeaux. Il mena de front un travail et cinq à sept années d’une existence studieuse. Nanti d’une formation doctorale en communication, d’une maîtrise en sciences de l’éducation, J.-Ph. clopinait après un travail; voire, progressait aussi vite qu’en rampant. On a beau avoir des diplômes, on demeure anonyme, sur un pied d’égalité avec une goutte d’eau sur une planète océan, dans l’orbite d’une constellation de glace.
Par bonheur, notre homme devint un reptile, de la classe des enseignants et de la famille des vacataires. A l’université, dans un lycée d’Etat, ou dans la branche de la formation continue, il fut chargé de cours. Ses interventions en communication, en marketing-direct ou en insertion professionnelle se révélèrent sans danger à la consommation, au bavardage et au zapping. Discernez-vous les contours de la situation ? J.-Ph. mettait de l’utopie dans sa didactique, de l’invention dans sa pédagogie.
Certains réclamèrent alors de le maintenir en milieu confiné, de tester son travail préalablement sur des bêtes. Ne portez pas trop haut les couleurs de vos innovations. Les dinosauriens crachent leur fiel à la vue d’une compétence distinctive. Tout juste s’il s’agit d’une atteinte à la sûreté de l’Etat. Il faut travailler son pouvoir de transformer les choses, J.-Ph. changea d’air.
Episode IV
J.-Ph. partageait des affinités avec un milieu qui déteste le vert. Il se sentait à l’aise parmi les artistes.
Peut être cherchait-il des encouragements à des éclairs d’inspiration, à galvaniser un être en lui, un quart extravagant, trois quart extra-lunaire ? Cela eut pour conséquence que son état mental sublima le stade de l’anorexie cannibale, quelque chose dans le genre “j’adore et je déteste à la fois”.
A l’unanimité, ses personnalités multiples fusionnèrent. Elles firent en 2002 leurs valises pour se lancer dans le secteur des arts et spectacles. L’occasion pour lui d’être chargé de mission dans une école de musique bordelaise. Comme souvent, J.-Ph. quitta cet endroit où personne ne demanda cependant du renfort pour le mettre dehors. C’est une manière de vivre, il rebondissait sur un nouveau travail.
Il se tint à ce choix d’être au plus près de l’art. Au sein d’un cabinet conseil, cela consista à coacher des artistes et des techniciens culturels. Un temps, il fut même chef d’établissement scolaire, dans le milieu des arts appliqués. Nous étions en l’an de grâce 2007.
Mais on ne chasse pas le brouillard de sa route avec un sèche-cheveux. Dans le secteur culturel, on forme des voeux pour résoudre les problèmes avec rien, à moins que cela ne soit partout pareil. Jusque dans les recoins de France, on a peu les moyens d’un souci d’excellence. Avec une mentalité de lutin doté d’un appétit d’ogre, comment peut-on exceller ? Ici, je confesse que c’est le dinosaurien qui s’exprime, à moins que cela ne soit vrai partout dans ce texte. Les mots n’ont pas moins le pouvoir de broyer leurs victimes que la bête dans le fracas des mâchoires. Il est temps de conclure sur une touche de printemps.
Blog à part, je suis quelqu’un de sérieux, autant que la situation l’exige. Cela dit, le discours dogmatique est aussi une maladie sérieuse. Je préfère me consacrer à la musique en fleur de Bebel Gilberto où le vent de mes rêves pollinise la fraîcheur de mes nuits. Car je suis un peu gêné de le dire, mon parcours, de composition polymorphe, a plus en commun avec le désordre des étoiles qu’avec un cv ordinaire. Mais dire la vérité sera un jour un gage d’employabilité.
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